23 septembre 2016. Après trois jours et quatre nuit sur les rails, quelque part entre nous même et l’immensité russe, nous arrivons en gare d’Irkoutsk. « Padam ! Padam ! Padam ! » entonne, à nos côtés, Monsieur Andréi, en nous accompagnant jusqu’au bout du quai.

Tablette en main, wifi en bandoulière, Mireille Mathieu à plein volume, il nous suit comme un page chargé de faire de l’ombre à quelque éminence que nous ne sommes pas. Nous accélérons, il hâte le pas. Nous nous arrêtons, il fait halte. Finalement, au sortir de la gare, la musique s’interrompt. Andréi nous sourit en nous disant « Au revoir », en français.

Nous voilà à Irkoutsk. Le sud de la Sibérie. La grande ville du côté ouest du lac Baïkal. La Mongolie est à deux cents kilomètres à peine. Le Kazakhstan, à 1 200 kilomètres. Ürümqi, dans le Xinjiang, à 2 000 kilomètres. N’en déplaise aux bouleaux, innombrables depuis Moscou, nous nous trouvons désormais au cœur du continent asiatique. Cinq fuseaux horaires à l’est de la capitale russe.

Bordée d’usines, de barres d’immeubles, et fendue par l’Angara, rivière immense, la ville nous adresse un clin d’œil par reflet du soleil dans ses coupoles d’or. « Bienvenue ! » semble-t-elle nous dire, en nous éblouissant. Nous ne perdons pas une minute et attaquons dare-dare l’ascension de la colline ouest de la ville où nous avons trouvé un toit pour deux nuits. Nous passons par des quartiers mêlant vieilles maisons vétustes en bois, immeubles tagués en brique rouge noircie d’une sorte de suie, terrains vagues laissés à l’abandon. Entre voitures tunées, grosses berlines allemandes aux vitres teintées, et petites Nissan, nous avançons. Nous marchons sous le regard d’un vieil homme au visage émacié, qui fume, contemplatif, à la fenêtre de son appartement mal isolé du second étage de cette barre décrépite. Le gars, comme l’immeuble, doivent bien dater des années Khrouchtchev. Il nous adresse un sourire bienveillant, la clope au bec. Avec sa main nonchalamment agitée, à la façon méditerranéenne, il nous fait un signe : « C’est par ici ! C’est par ici ! » Notre auberge se trouve, effectivement, au bout de la rue.

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Après trois jours et demi de train, nous avons du mal à tenir en place. Nous partons pour une journée à pied dans Irkoutsk. Contrairement à d’autres localités traversées avec le Transsibérien, Irkoutsk a su évoluer tout en préservant des quartiers et des monuments plus anciens. Par un pont suspendu, nous enjambons l’Angara, qui court, insatiable, vers le Baïkal. Ici, elle fait 580 mètres de large. Excusez du peu !

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Malgré un violent incendie survenu en 1879 qui réduisit en cendres une grande partie de la ville, Irkoutsk compte encore quelques ancestrales maisons basses d’un bois gris et usé. L’espace d’un instant, on s’imagine la ville entière, recouverte de telles habitations de poupées. On devait y craindre, en permanence, l’étincelle. La flamme. Le genre d’inquiétude qui n’atteint pas le béton.

De violents combats ont opposé les Rouges et les Blancs ici, durant la guerre civile de 1917-1922. La Révolution a laissé des traces : l’avenue de Lénine croise celle de Karl Marx. Toutefois, plus l’on s’éloigne du croisement, plus les voies divergent… Et du haut de son piédestal, Vladimir Ilitch, immortalisé dans le métal, harangue une foule qui n’est plus là. Plus haut que lui, Alexandre III domine le cours de l’Angara. En décidant de la construction du Transsibérien la fin du XIXe siècle, il a contribué au désenclavement et au développement de toute une partie de la Russie. Dont Irkoutsk. La guerre des statues ne l’avait pourtant pas épargné. On le démonta en 1920. Et le Tsar ne retrouva sa place qu’en 2003, pour le jubilé de ce chemin de fer mythique dont il avait été à l’origine.

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Sur la rive de l’Angara, à quelques pas de la statue d’Alexandre III, une trentaine d’anciens de la ville, en cercle autour d’un accordéoniste, entonnent des chansons populaires russes, avec une lumière dans les yeux et une ferveur dans la voix qui nous flanque un extraordinaire frisson. Envoûtés par leur magie, nous les écoutons durant d’inoubliables minutes. Ils semblent exprimer une certaine nostalgie, mais aussi une félicité conjuguée au présent. En les écoutant, on a l’impression qu’ils se font tous l’écho d’une âme collective. D’un seul et même cœur qui bat. D’une flamme sacrée qui jamais ne s’éteindra.

On se sent soudain ridiculement petit, comme si nous venions de faire face à l’éternité. Et cette rencontre nous inspire une force immense. Nous sommes impressionnés par la synthèse que la Russie a su opérer en ce qui concerne sa propre histoire. La paix que le pays a su faire avec son passé nous sidère. La cohabitation des époques soviétique, tsariste et contemporaine, est un marqueur profond de cette ville. Comme de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. « Nicolas II est aujourd’hui considéré comme un bon tsar », nous avait confié, dans le Transsibérien, un jeune judoka russe. En effet, au cours des deux dernières décennies, on a réévalué les Tsars et leur époque. Tout comme on a libéré l’élan spirituel et religieux, si longtemps considéré comme suspect.

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En témoignent ces églises et cathédrales orthodoxes que nous visitons, toutes le théâtre de la même ferveur et de la même dévotion. Il n’est pas une heure où elles sont vides. Et on y compte, la plupart de temps, même en dehors des offices, plus de fidèles que de touristes. Dire que, pendant tant de décennies, on avait fait de ces églises des entrepôts de stockage de légumes ou d’armes, des piscines, des dortoirs, des greniers à grain, des boulangeries, des ateliers… Quand les lieux de cultes n’étaient pas tout bonnement détruits. Le chemin parcouru par la Russie en seulement quelques années nous impressionne. Nous inspire le respect.

Au matin du 20 septembre, nous prenons un minibus pour Listvyanka, petit village situé au bord du lac Baïkal. Soixante kilomètres de montagnes russes – sortes de lignes droites landaises à perte de vue avec des enfoncements et des rebonds de plusieurs dizaines de mètres de dénivelé – sont nécessaires pour rallier l’embouchure de l’Angara dans le plus grand lac du monde, dont on ne distingue même pas, ce jour-là, la rive opposée. Baïkal défie l’horizon. Et les mathématiques. Le lac comprend, à lui seul, 20% des réserves d’eau douce de la surface du globe. Ses dimensions sont à l’image de la Russie : démesurées. 600 kilomètres de long. 80 de large. Plus de 1600 mètres de profondeur par endroit. C’est une mer qui ne dit pas son nom, dont la seule vue nous estomaque plus encore que le Titicaca, bordé de sommets andins.

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Côtoyer ces rives, c’est, autrement qu’en frémissant à l’écoute de chants immortels ou qu’en venant prier la main sur une icône sainte, venir faire la rencontre de l’infini. D’une nature qui, par sa simple puissance d’être, dépasse tous les ouvrages de la pensée humaine, réduit à néant tout l’océan du cyberespace, nous élève au silence. Peut-on vivre ici sans que cela vous agrandisse l’âme ? Peut-on se blaser d’un tel défi à l’immensité ? Est-il possible qu’un jour, face à un tel spectacle, on éprouve, tout au plus, une vague indifférence ?

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En nous frayant un chemin dans la forêt qui domine Listvyanka, nous nous emplissons d’une énergie pure. L’automne danse, tout autour de nous. Les bouleaux se dépouillent peu à peu, comme nous avons l’impression, nous aussi, de nous dépouiller de ce qui n’est pas nécessaire. Il faut, pour que s’accomplisse le cycle de la vie, savoir se mettre à nu, et se laisser transpercer par l’hiver pour que le printemps revienne. Le souffle qui emporte les feuilles virevoltantes chuchote à notre oreille la leçon de ces arbres qui, dans quelques mois, connaîtront des -30°. Et dire que cette histoire se répète depuis des millénaires. De bouleaux croulants en arbrisseaux. Autant sinon plus que le lac en lui-même, les arbres de sa forêt ont de quoi vous donner le tournis. On en compte, tout autour du Baïkal, peut-être plus que d’êtres humains à la surface du globe.

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Nous avons une pensée pour Sylvain Tesson, venu en 2010 passer six mois dans une cabane au bord du lac, pour opérer un retour sur lui-même. Nous comprenons, mieux que jamais, en quoi cette expérience l’a transformé, comme il le dit lui-même. Combien de révolutions ces lieux maudits ou magiques (selon le point de vue), ont-ils produit sur les êtres ?

Le soleil se couche dans un vent frais, à l’autre bout du ciel. Et nous ressentons en inspirant un peu de cet air pur, une paix qui nous réconcilie, le temps d’un souffle, avec l’univers.