4 avril 2016. Sommes-nous remontés dans le temps ? De retour de la Quebrada del Toro, c’est la question que nous nous posons. Nous sommes assaillis de souvenirs de notre expérience encore toute récente au sein d’une communauté indienne.

Des sensations, des images nous taraudent, inlassablement. Comment oublier ce ciel d’encre étoilé, et son silence sage et éternel ? Comment oublier les ruines de ce village pré-Incas abandonné, le crissement des ossements et du gravier mêlé sous nos pas ? Comment oublier le désert immémorial et les cactus multi-centenaires à perte de vue ?  Comment oublier Carmen, les instants vécus au sein de sa famille, et la vie dans la communauté indienne du Golgota ?

Nous avons le sentiment d’avoir eu accès à des temps anciens. D’avoir été en communication avec d’autres époques. Comme si le temps s’était soudainement contracté et révélé poreux. Que le vent nous avait livré quelque témoignage de ces ancêtres que tous les indiens respectent tant. Ou bien serait-ce le doux chuchotement de la Pachamama, vénérée par les indiens, qui nous aurait atteint…

Fortifiés par ce sentiment de plénitude, et l’oreille à l’écoute du monde, nous nous évadons au creux de la nuit, comme dans une rêverie. Nous grimpons dans le bus qui nous conduira à la frontière bolivienne.

« Dans quelques heures, à peine, nous serons en Bolivie… » Voilà ce que nous nous disons, sans pour autant avoir vraiment d’image, ou de représentation quant à ce que nous nous apprêtons à découvrir.

La nuit passe comme un songe, un somme désagréable et parsemé de réveils. La frontière est atteinte au petit matin. Le bus fait halte à la Quiaca : ultime ville argentine qu’un pont sépare de la ville bolivienne de Villazon. Nous prenons nos bagages en grelottant. Nous nous mettons en marche le long d’une longue avenue droite et presque morte, au bout de laquelle se dresse une barrière. Deux postes-frontières : un de chaque côté de l’avenue. Quelques militaires en armes crachent des fumées d’air froid en se frottant leurs mains gantées. Tandis que, seuls dans le matin froid, comme des fuyards en partance pour l’exil, nous approchons de la barrière, les soldats nous font signe, en désignant l’un des deux postes frontière : « par ici ! »

Nous arrivons face à un premier guichet. Des policiers argentins enregistrent notre sortie du territoire. Le temps d’un coup de tampon sur notre passeport. D’un échange de regard. D’un merci. Trois mètres plus loin, nous arrivons face au second guichet. Les policiers boliviens font payer une taxe d’entrée à une touriste américaine, ainsi qu’à quatre Israéliennes. Toutes payent en billets de cent dollars. Pour nous, Français, à nouveau, un simple coup de tampon suffit, associé à une fiche de renseignement. Nous disons « merci ». Le policier ne nous répond pas. Voilà. C’en est fini des formalités administratives. Face à nous, un pont de béton se dresse. En dessous, coule un maigre rio. Devant nous, la Bolivie. Villazon, sur sa colline de terre rougeâtre parsemée de petits arbustes secs. Au milieu du pont, deux bitumes différents se rencontrent. Deux mondes s’effleurent. Nous prenons une inspiration : nous sommes en Bolivie.

Tandis que nous poursuivons notre chemin en direction du bus qui nous conduira à la ville de Tupiza, une odeur emplit nos narines. Une odeur inconnue et amère d’anis et de pain rassi : les feuilles de coca. On en croise des sacs et des sacs pleins à ras bord, à l’entrée des quelques étales ouvertes sur l’avenue endormie. Nous parvenons finalement à trouver le bus que nous devons prendre, après nous être fait hélé en tout sens et avoir fait la rencontre de quelque rapace sans scrupule. Une sorte de condor charognard sans majesté. Il nous faut encore payer une taxe à la police municipale pour monter dans le bus, et payer celui qui place nos bagages en soute. C’est un peu excédé et amers que nous nous asseyons.

Le chauffeur démarre finalement avec un quart d’heure de retard, sous une pluie d’insultes des passagers boliviens. En atteignant la périphérie de la ville, nous réalisons l’écart de niveau de vie entre la Bolivie et l’Argentine. Toutes les maisons sont en brique nue, en sortes de parpaings, pas finies. Comme en travaux. Nous les dépassons et nous retrouvons rapidement au milieu de rien. Enfin presque. Seuls quelques arbustes se dressent sur un paysage sec et presque désertique. Très haut. Au loin, d’imposantes montagnes.

Au niveau d’un premier péage, l’armée arrête le bus. Des douaniers les accompagnent. Ils lancent une opération de contrôle dans les soutes. Une vieille femme bolivienne en sera quitte pour son carton de saucissons et ses deux courges, saisis par les autorités boliviennes, pour être autodétruits, sans doute… On n’est jamais trop prudent quand il s’agit de lutter contre les trafics et contre le crime. Après cette maigre rançon, juste paye d’un dur labeur, le bus peut enfin repartir. Nous franchissons une arche sur laquelle il est écrit, en gros : « BIENVENIDOS EN BOLIVIA ». Nous nous le tenons pour dit.