8 septembre 2016. Après une brève escale en France, nous nous apprêtons à nouveau à traverser l’Asie. Par l’ouest, cette fois-ci, et avec comme porte d’entrée le plus grand pays du monde.

Celui qui, étalé sur onze fuseaux horaires, fait le lien entre l’Europe, l’Asie et l’Amérique. Un colosse. Une pièce maîtresse dans ce puzzle que nous cherchons, depuis six mois, à reconstituer. Une terre mystérieuse et incontournable pour retrouver les voies d’Amérasie : Россия. La Russie…

C’est à Saint-Pétersbourg que commencent nos nouvelles aventures. Ce choix ne doit rien au hasard. De cette ville sans pareille, née de la volonté du tsar Pierre le Grand au début du XVIIIe siècle, l’écrivain italien Francesco Algarotti n’affirma-t-il pas qu’elle était « une fenêtre sur l’Europe » ? Ainsi, de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, du Golfe de Finlande à la mer du Japon, nous nous enfoncerons de plus en plus profondément dans la complexité russe, découvrant progressivement les dimensions asiatiques de ce pays gigantesque.

Pour mieux comprendre la Russie, il nous faudra déjà entrer dans son langage. Et pour cela, apprendre l’alphabet cyrillique. Oeuvre de Constantin Cyrille, cet alphabet, initialement créé au IXe siècle afin d’évangéliser les populations vivant au nord de l’Empire de Byzance, devait s’avérer décisif dans l’histoire des peuples slaves. Il devait incarner l’héritage byzantin de la Russie, et par là-même son ambition, jusqu’à nos jours.

À peine sortis de l’aéroport de Saint-Pétersbourg, c’est le choc thermique. Nous avions quitté Paris en flocons pour un Buenos Aires estival en mars dernier… Aujourd’hui, le vent a tourné. Ce n’est pourtant pas encore le froid de l’hiver russe qui nous saisit. Loin, les traîneaux tirés par des chevaux au son des grelots, le crissement des patins à glace sur les eaux gelées de la Neva, les chapkas et autres manteaux de fourrure dans lesquelles on s’emmitoufle. C’est la fin de l’été. Il fait environ 15 degrés en cette fin d’après-midi du 3 septembre.

Depuis l’aéroport de Pulkovo, qui porte toujours également le nom de « Leningrad », un bus nous conduit jusqu’au métro pétersbourgeois. En traversant de grands espaces verts bordés de grandes résidences bétonnées, nous avons l’impression, brève, d’apercevoir un vestige de l’époque soviétique. Un grand monument vieilli, à la gloire des combattants de l’Armée rouge qui défendirent Stalingrad en 1941-1945, nous accueille à l’entrée de la ville, sur une place Podeby démesurément vaste et déserte. Après des dédales mornes, nous nous engouffrons dans les entrailles de la terre, à près de 80 mètres de profondeur, où le métro de la ville a été creusé.

Lorsque nous arrivons enfin au cœur de Saint-Pétersbourg, en retrouvant le soleil couchant sur la Perspective Nevsky, nous sommes ébahis. Les couleurs chaudes du soleil couchant se mêlent à la fraîcheur de l’air, donnant à notre environnement un air magique. En croisant de beaux immeubles bas le long des canaux de la Neva, on se croirait à la fois à Paris, à Amsterdam, à Berlin, à Vienne… Les quais de granit et l’harmonie des canaux donne même à Saint-Pétersbourg l’air d’une « Venise du nord ». Mais les églises orthodoxes à bulbes multicolores et bien souvent dorés, inconnues chez nous, offrent véritablement au décor un côté insolite. Oriental. Onirique. Quelle drôle de sensation que de se sentir dans un environnement à la fois si familier et si enchanteur ! Il semble que le rêve s’installe dans notre réalité. Ou bien que nous soyons, nous aussi, devenus des personnages du grand roman de l’histoire russe. C’est que Saint-Pétersbourg, en elle-même, est romanesque.

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Durant les cinq jours que nous passons à Saint-Pétersbourg, nous passons de surprise en surprise, de merveille en merveille. Au sein du Musée Russe, nous sommes très touchés par les toiles exposées, qui présentent entre autres choses des scènes de vie russe avec beaucoup de sensibilité, d’expression, ainsi qu’une pointe de rêve. Et, tout en déambulant dans les rues, nous nous imaginons dans un tableau de maître russe.

Nous ne pouvons nous défaire de l’histoire de la ville. Comment ne pas s’imaginer, au détour d’une rue, derrière la chevelure hirsute d’un pope costaud, le regard électrique de Raspoutine ? À quelques pas du Palais d’Hiver, nous nous croyons dans le Docteur Jivago, dans cette manifestation populaire brisée par l’armée. En plein cœur de la révolution bolchevique d’Octobre 1917, lorsque les fidèles de Lénine prirent d’assaut celui qui abrite aujourd’hui les collections du Musée de l’Ermitage. En visitant celui-ci, nous sommes subjugués par le bâtiment en lui-même, dont la magnificence nous évoque le faste de la cour au temps des Tsars. Nous pensons, émus, aux enfants de Nicolas II, emportés, comme leurs parents, par le vent d’Octobre.

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Lors de notre visite de la forteresse Pierre-et-Paul, berceau de Pétersbourg, le carillon de la basilique de la forteresse nous accueille d’un son cristallin ; nous sommes émus de découvrir, au sein de la basilique, la nécropole des Tsars de la dynastie des Romanov. De Pierre Ier à Nicolas II et sa famille, en passant par Alexandre Ier, vainqueur de Napoléon, la plupart des membres de cette Maison au nom à jamais lié à l’histoire de la Russie, reposent, en paix, dans leur dernière demeure. En sortant de la basilique, nous allons arpenter les couloirs de la prison de la Forteresse où furent incarcérés de nombreux prisonniers politiques, parmi lesquels le frère de Lénine, en ces mêmes temps où régnaient les derniers Tsars.

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Dans Saint-Pétersbourg, nous entrons dans plusieurs églises et cathédrales orthodoxes, à l’atmosphère bien particulière : dans un clair-obscur doux, les icônes sacrées des saints, de la Vierge, du Christ, donnent lieu à une grande dévotion. On vient prier auprès d’elles, en les touchant, en les embrassant, à la lueur des cierges, dans l’odeur de l’encens. La décoration, au demeurant très chargée, donne au lieu une très grande chaleur ; durant les messes, les fidèles se réunissent, debout, autour d’un pope à longue barbe et en robe noire. Les magnifiques chants orthodoxes font vrombir les coupoles, vibrer les pierres des édifices, et trembler le cœur des fidèles.

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Parmi nos autres visites marquantes, il y a bien sûr le palais impérial Peterhof, que l’on qualifie souvent de « Versailles Russe ». Pierre y fit venir les plus grands artistes et architectes de son temps. Dans les diverses parties du palais, nous percevons des influences à la fois européennes et asiatiques, qui traduisent la richesse culturelle de la Russie : salons chinois, poêles à brûler aux allures turques… Après tout, n’oublions pas que la Russie regarde à la fois vers l’Est et l’Ouest, tout comme son emblème, l’aigle bicéphale. Tout un symbole !

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Enfin, il nous faut bien sûr retracer notre rencontre avec Pouchkine, le poète qui fait la fierté de la Russie, et plus particulièrement des Pétersbourgeois. En parcourant son appartement d’époque, réhabilité en musée, au 12 rue Moïka, nous pénétrons dans son univers et dans son histoire… Une vie aux allures de roman, remplie d’aventure, d’esprit, d’amour, jusqu’au dernier soupir que Pouchkine poussa sur ce sofa rouge, le 10 février 1837, à la suite d’un duel malheureux contre le colonel de la garde Georges d’Anthès, qui fut fatal au poète.

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Il nous semble, au terme de ces quelques jours à Saint-Pétersbourg, que Pouchkine incarne bien cette âme russe, sur plusieurs points. Tous les Russes avec qui nous échangé pour l’instant ont des allures de personnages romantiques, entiers, absolus, dignes, forts de caractère, et extrêmement attachants. On sent, dans les relations, beaucoup de passion et de profondeur (les Russes aiment beaucoup débattre sur la politique), de spontanéité et de chaleur (ambiance que l’on retrouve dans les nombreux cafés de la ville), ainsi qu’une grande culture et un véritable art de vivre, que pourra incarner ce vendeur de vodka emporté par la musique d’un opéra qu’il écoute à tue-tête. Il règne, dans l’atmosphère de Saint-Pétersbourg, une magie, et, par dessus tout, on y sent le souffle d’un vent de liberté.

Qui sait, peut-être nos impressions sont-elles le produit d’une illusion, de l’un de ces trompe-l’œil qui peuplent les murs de tant de palais russes ? Tout au moins, d’une vision partielle de la réalité. Certains auteurs n’ont-ils pas pointé du doigt le caractère trompeur de Saint-Pétersbourg, voire la malédiction qui vouerait un jour cet univers à la destruction ? C’est conscients du tribut payé à l’histoire par le peuple russe jusqu’à nos jours que nous quittons la ville qui, pendant bien longtemps, fut une vitrine « à la Potemkine » de la Russie…