30 septembre 2016. Au terme de quelques 9 200 kilomètres et de tant de rencontres à bord du Transsibérien, le train centenaire qui remonte le temps atteint son terminus au petit matin.
En ce 27 septembre 2016, inoubliable a jamais, nous sommes réveillés depuis cinq heures du matin, euphoriques comme après une nuit d’ivresse, à la vue de la mer. Au moment du soubresaut final du wagon en gare de Vladivostok. Nous ne parvenons presque pas à le croire, et pourtant, c’est bien la réalité : nous avons traversé la Russie d’ouest en est, comme nous l’eussions fait en rêve.
Vladivostok n’est peut-être pas le bout du monde, mais, pour qui a passé une semaine sur les rails, elle y ressemble ! D’emblée, la ville exerce sur nous une fascination qui relève presque du sortilège. Il y a du San Francisco, de la Californie, du Japon dans cette cité à cheval sur la mer, qui fait face à l’Empire du soleil levant.
Il y a, échoué aux pieds des vieilles fortifications de la ville, un rêve indépassable qui saisit le voyageur dans son errance : la mer. Cette mer qui fait partie de la vie et de l’histoire de Vladivostok. Cette mer que beaucoup ont dans la peau. Cette mer qui vous relie aux quatre coins du monde et vous rend si proche de tant d’antipodes… À Vladivostok, nous comprenons immédiatement que l’Extrême-Orient est un centre du monde ouvert sur l’infini des possibles.
Dans toute la ville, des murs de crépi, de béton ou de brique sont pris comme supports d’un art de rue caractéristique aux accents libertaires qui dénote – c’est le moins que l’on puisse dire – par rapport aux œuvres de l’art officiel de l’époque soviétique.
La rue piétonne Admirala Fokina déroule ses pavés jusqu’à la mer, en contrebas. Dans ces lieux, il n’est pas rare de croiser des touristes chinois, tant leur pays est proche. Il faut dire aussi, que pour les peuples de la façade Pacifique, « Celle qui domine l’Orient » – puisque tel est le sens littéral de « Vladivostok » – fait figure de nouvel espace en développement. Port franc, Vladivostok s’ouvre à l’investissement. À la conquête.
Métropole résolument tournée vers l’avenir, Vladivostok n’a guère plus de cent soixante ans. C’est en lieu et place d’un modeste village de pêcheur mandchous que la ville sort progressivement de terre. Face à un Japon qui s’apprête à entrer dans l’ère Meiji et à nourrir de nouvelles ambitions, Vladivostok va se développer jusqu’à devenir une place stratégique de premier ordre. En 1922, c’est ici que l’ultime résistance des Blancs, favorables au régime tsariste, tombe sous le crépitement des armes. Après la Seconde guerre mondiale, et ce, jusqu’en 1990, le port stratégique, base de la flotte du Pacifique, ferme ses portes à toute personne étrangère. Celle qui domine l’Orient a bien changé. Elle s’apprête à jouer un nouveau rôle dans le siècle qui vient.
De par sa situation géographique – non loin de la Chine, de la Corée du Nord et du Japon, ouvert sur le Pacifique – le port de Vladivostok jouit toujours d’une grande importance. Et les navires de guerres d’aujourd’hui, truffés d’antennes radar, font face, dans la rade, au vieux sous-marin S-56, qui a fait le tour du monde durant la Seconde guerre mondiale et jouit à présent d’une retraite bien méritée en tant que musée.
Ici, comme en Bretagne, on respecte les marins. Et le commandant François de Galaup de Lapérouse, remonté en 1787 avec la Boussole et l’Astrolabe jusqu’au Kamchatka en longeant le Primorié, fait partie de l’histoire de l’Extrême-Orient russe. Il incarne ce lien entre la mer et le monde, entre la Russie et la France. Ici, à l’autre bout de l’Empire des tsars et au-delà du monde vraiment cartographié, Français et Russes se sont rencontrés. Et Français et Russes continuent à échanger, au XXIe siècle, grâce à l’Alliance Française de Vladivostok, où nous sommes très gentiment accueillis par Elena, Sofia, Natalia et Tatiana.
En nous arrêtant un instant sur la bibliothèque française de l’Alliance, nous mesurons à quel point la Russie a, jusqu’à nos jours, inspiré les écrivains français. Et, plus largement, nous prenons conscience de la profondeur de l’attrait français pour une culture à la fois proche et lointaine, dans laquelle certains éprouvent, aujourd’hui encore et sinon davantage encore qu’autrefois, le besoin de s’immerger pour retrouver un peu d’eux-mêmes, un peu de leur propre humanité… Comme en écho à notre propre découverte.
Il est émouvant pour nous d’achever notre traversée de la Russie sur cette touche française. Il y a un mois encore, qui aurait parié un kopeck qu’en débouchant sur la Mer du Japon, après trente jours de débrouille entre l’anglais, un russe erratique et des gestes pour se faire comprendre, nous débattrions de Joseph Kessel, Sylvain Tesson, Lapérouse, les cultures française et russe ? Que nous interviendrions dans un cours de français, à Vladivostok, pour échanger avec des élèves russes assidus et de tous âges sur nos pérégrinations entamées voilà sept mois ?
Une fois encore, il nous aura fallu aller au bout du monde pour simplement commencer à comprendre. Espérer esquisser par nous-mêmes le début d’un tableau de ce pays vaste comme un océan. Mais, déjà, un avion nous attend pour plus loin…
« Ce n’est qu’au crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol », disait Hegel. Et cela vaut pour la Russie, comme pour la vie.
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