8 août 1945. « Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. » [Albert Camus, 08/08/1945]

Deux jours après le premier bombardement atomique de l’histoire par les Américains sur Hiroshima, Albert Camus signe dans le journal Combat un édito de mise en garde face au sentiment général qui règne alors. En effet, aveuglés par l’espoir de voir la guerre s’achever, on s’extasie aux côtés des « libérateurs » devant la mise à genoux du barbare japonais ; on est impressionnés par la technologie de pointe conçue par des esprits humains, dans un objectif a priori bien clair: la « Paix ».

« On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes, que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. […] Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. »

[Albert Camus, édito du journal Combat, 08/08/1945]

On n’a véritablement conscience, à ce moment-là, ni de la prise d’otage des nations qu’entraînera la création et la prolifération des armes nucléaires, ni de l’entrée de l’Humanité dans une nouvelle ère : celle de l’équilibre de la terreur. Mais surtout, sans doute immunisés par de nombreuses années de souffrances et d’horreurs de guerre subies dans son propre pays, traumatisés, on oublie de voir avec lucidité l’ampleur du drame humain qui vient de se dérouler au Japon, et le supplice subi par les survivants d’Hiroshima : le commencement d’un calvaire qui pour eux ne finira plus, et qui est sur le point de se répéter à Nagasaki.

5 juillet 2016. Nous arrivons à Hiroshima près de 71 ans après le bombardement qui l’a rendue si tristement célèbre. Nous appartenons à un autre continent, à une autre génération ; et pourtant… comment expliquer cette émotion qui nous submerge déjà, et cet étrange sentiment de proximité avec le lieu ? Comme si quelque chose se dégageait de la ville, de ses murs, de son air, de ses gens. Nous marchons sous le soleil brûlant à travers la ville pour rejoindre Maggie et Bernd, avec qui nous avons rendez-vous, et qui coordonnent en tant que volontaires une institution pas comme les autres : le World Friendship Center (WFC).

Sur la route, la vie est présente partout. Tout est très vert, foisonnant, mais à quelques endroits, l’herbe rase et peu fournie semble avoir décidé de ne plus pousser. Les rivières traversant la ville lui donnent un côté rafraîchissant ; les édifices, pas trop hauts, laissent le ciel respirer, et les personnes que nous croisons dégagent toutes quelque chose d’ouvert, de tranquille et d’apaisé. Comment imaginer que le chaos a pu régner ici ? Après quelques minutes de marche, nous rejoignons une route bien particulière, qui, nous le comprendrons plus tard, synthétise l’aura de la ville : « The Promenade of Peace ». Cette route suit un chemin sous les arbres, passant juste devant le mémorial de la Paix -que nous découvrirons plus tard- et croisant également de nombreux monuments d’hommage : tantôt des statues représentant des familles, des enfants, colorées et décorées ; mais également une petite stèle, où est inscrite la formule d’Einstein « E=mc² ».

Nous suivons la promenade de la Paix jusqu’à notre destination : une petite maison au  cœur d’un quartier résidentiel, au bord de l’une des rivières de Hiroshima. Humble, elle se cache derrière quelques fleurs. Nous traversons la porte d’entrée coulissante et nous déchaussons.

Rencontrer Maggie, américano-japonaise, et son mari Bernd, allemand, marque le début d’expériences plus intenses les unes que les autres. Au cœur du WFC, des dizaines de livres sur Hiroshima et Nagasaki, mais également de nombreux ouvrages sur la paix ; des portraits, des cadres porteurs de messages universels, des roses, des figurines traditionnelles japonaises, une mappemonde remplie de punaises colorées désignant l’origine des voyageurs du monde entier qui sont passés par ici, un piano, une guitare… et, partout, des origamis représentant des grues en papier, de couleur et de taille différentes.

En échangeant avec le couple, nous apprenons que le WFC, fondé par l’Américaine Barbara Reynolds, se donne pour mission depuis 1965 de propager la paix et la compréhension entre les peuples, à travers la mémoire. « Moi aussi, je suis une hibakusha », répétait-elle sans cesse.

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Les hibakushas, littéralement « survivants des bombardements atomiques ». Toutes les personnes présentes durant l’explosion, encore dans le ventre de leur mère au moment du drame, ou encore arrivées dans les deux semaines qui suivirent les explosions et subissant par conséquent leurs radiations (comme Barbara Reynolds). Les hibakushas seraient aujourd’hui près de 190 000. En derniers témoins de ce qu’il s’est passé le 6 et le 9 août 1945, beaucoup d’entre eux ont choisi de porter, en plus du poids de leur histoire, celui d’une responsabilité : raconter. Témoigner, pour entretenir les consciences, et pour rappeler que la paix est un cadeau fragile. Porter un message plein de force, d’amour, et de vie. Il nous semble alors que l’aura de la ville est à l’image de ce qu’incarnent les hibakushas : dépourvue de toute haine, de tout ressentiment face aux Hommes. La reconstruction, l’unité et la vie, au lieu de la vengeance. C’est ce qu’incarnera Cheiko, survivante du bombardement, lorsqu’elle nous dira que tout ce qui doit être blâmé, c’est la guerre, pas les hommes.

Cheiko, qui était présente lors de la visite de Barack Obama à Hiroshima, en mai dernier. Jamais encore un président américain ne s’était rendu dans la ville ; attendus depuis longtemps, la venue d’Obama et son discours ont été très suivis. Aux excuses, le président a préféré un hommage simple aux victimes et à leurs proches, ainsi que des mots « universalistes » sur les horreurs que certaines guerres (dramatiques, mais parfois nécessaires) engendraient. Un discours qui a apparemment sonné très juste et pacifique pour le peuple japonais, mais que nous n’avons pu nous empêcher, pour notre part, de recevoir avec une pointe de scepticisme. En effet, le même Barack Obama, Prix Nobel de la paix en 2009, qui avait justement affirmé, en cette même année, à Prague, que « l’existence de plusieurs milliers d’armes nucléaires [était] le plus dangereux héritage de la Guerre froide », a concédé à Hiroshima que le désarmement nucléaire incomberait à ses successeurs ainsi qu’aux futures générations. Quant à lui, il a avalisé un programme de modernisation de l’arsenal nucléaire des Etats-Unis sur les trente prochaines années, à hauteur d’un « trillion » (soit 1 000 milliards) de dollars. Ainsi, bien que le discours du président à Hiroshima témoigne une considération et une compassion inédites (peut-être sincères) envers les victimes, et en ayant conscience qu’une telle venue était courageuse considérant que beaucoup d’Américains y étaient opposés, il nous semble quand même percevoir dans cette situation quelque chose qui ressemble à une asymétrie. En effet, Hiroshima s’étant reconstruite depuis 1945 comme une « ville de la paix », et ses habitants incarnant eux-mêmes ces valeurs, l’intervention du Président est dérangeante en ce qu’il se présente lui-même comme le premier défenseur de la paix, expliquant que les guerres menées par la première puissance mondiale visent à « défendre la vie », et « l’idée que chaque vie est précieuse ».

En rencontrant Cheiko et en vivant cette expérience à Hiroshima, il nous paraît alors que ce qui pourra contribuer à renforcer la Paix, c’est d’abord de la trouver en soi. En ça, la Paix n’est pas aux mains des dirigeants : elle est dans les nôtres.

« Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. »

[Albert Camus, édito du journal Combat, 08/08/1945]

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