13 juillet 2016. Il est le symbole du voyage, du temps qui passe, du rêve et des pensées qui défilent comme des paysages : le train. Mais cette représentation est-elle vraie lorsqu’il s’agit de traverser la Chine d’Est en Ouest, sur un siège dur, durant 40 heures ? C’est ce que nous nous apprêtons à découvrir alors que nous embarquons pour le trajet Beijing – Ürumqi (province du Xinjiang).
Un grand sage aurait pu dire un jour : « Montre moi ton univers ferroviaire, je te dirai qui tu es« . Car en effet, le réseau de chemins de fer ainsi que sa gestion logistique et humaine peuvent en dire long sur un pays. Aussi, lorsque l’on arrive du Japon, grand maître de l’organisation en termes de transport, on peut s’attendre à vivre en Chine un certain électrochoc à ce niveau. Et pour cause : gérer un système ferroviaire pour 1,5 milliards d’habitants sur une surface de 9 millions de km² relève du défi ; mais impossible de ne pas noter, en plus de cela, des spécificités culturelles dans l’organisation générale.
Notre premier aperçu des trains chinois passe par l’interface de réservation, avec d’abord une surprise quant à la durée des trajets, qui excèdent couramment les 20 heures, allant sans problème jusqu’à 50 heures. Puis, nous découvrons les différentes catégories de sièges, qui se découpent en 5 niveaux ; en ordre décroissant de degré de confort, nous obtenons : Couchette molle > Couchette dure > Siège mou > Siège dur > Debout. Enfin, nous constatons que la plupart des trains sont déjà complets, plus de deux semaines avant les dates de départ ; nous comprenons non seulement que nos dates tombent en plein cœur des vacances scolaires, mais aussi que sur des trajets à la durée si importante, les Chinois savent que les places sont chères pour le salut de leur derrière et qu’il est préférable de s’y prendre très à l’avance. Alea jacta est : notre baptême ferroviaire chinois aura donc lieu sur siège dur, dernière option disponible, et ce, pour un trajet de 39 heures.
Autre marqueur culturel de taille : il faut savoir qu’il y a encore quelques années, le système de réservation des trains en Chine faisait l’objet de marché noir de façon exacerbée. En effet, auparavant, il n’était pas rare que certains réseaux décident d’acheter l’ensemble des places disponibles sur un trajet, pour ensuite les revendre à prix plus élevés, prenant littéralement les usagers en otage. Depuis, une modernisation a eu lieu et des formalités supplémentaires sont maintenant nécessaires pour réserver son billet, empêchant ce genre de situations.
C’est forts de toutes ces considérations que nous arrivons à la Beijing Station, le jour J, pour retirer les billets au guichet. Et là, c’est le choc. Une véritable nuée humaine grouille sur la place en face de la gare. Des vendeurs ambulants par dizaines, des familles assises par terre qui déjeunent ou jouent aux cartes, des centaines de personnes déambulant comme des fourmis en tout sens, de manière précipitée, et combien de klaxons, de voix qui s’entremêlent, sous une chaleur grise et lourde… c’est une véritable effervescence, nous avons le sentiment d’arriver en plein cœur d’un cumulonimbus sur le point d’exploser. Et la densité humaine ne fait que s’intensifier lorsque nous nous approchons du bâtiment de la gare, pour nous glisser dans une queue où il faut jouer des coudes pour ne pas être dépassé sans cesse. Nous passons un premier système de sécurité type aéroport pour pénétrer dans le bâtiment ; là, il nous faut nous placer dans l’une des files d’attente infinies qui attendent chacune devant une vingtaine de guichets. Certains voyageurs impatients ou particulièrement pressés se placent sans vergogne en tête de file, d’autres proposent des bakchichs aux mieux positionnés dans la queue pour qu’ils leur achètent leur billet. Nous sommes surpris de noter qu’une ou deux files sont quasiment vides, et que personne ne s’y dirige : en nous approchant, nous comprenons qu’il s’agit en fait d’une file réservée exclusivement au membres du parti communiste. Dommage, nous n’avons pas pris notre petite carte rouge avec nous… Après une attente de plus d’une heure nous finissons par pouvoir retirer nos billets, in extremis pour pouvoir sauter dans notre train. Il nous faudra pour cela passer d’autres systèmes de sécurité, et nous frayer un chemin dans notre wagon surpeuplé pour pouvoir accéder à nos places.
Les sièges durs ne sont pas si durs, et nous sommes agréablement surpris par le confort ; mais nous nous demandons tout de même comment vont finir toutes les personnes debout dans la rangée des sièges… Certaines ont un petit tabouret pliable qu’elles parviennent à glisser entre deux paires de jambes, d’autres parviennent à s’asseoir par terre. Quant aux nombreuses valises, grâce aux gestes méthodiques et avisés du chef de wagon, qui déplace et réorganise sans cesse les espaces de rangement des bagages, le casse-tête chinois trouve une issue et tous les sacs parviennent à trouver leur place. Nous retrouverons ce chef de wagon multifonction et hyperactif tout au long de notre voyage, tantôt rangeant les bagages avec furie dès qu’un micro-espace se libère, tantôt passant le balai et la serpillière dans le wagon, ou bien nettoyant les sanitaires.
Alors que nous nous éloignons de Beiijng, le nuage de pollution se fait de plus en plus lointain et le paysage se découvre. Nous passons peu à peu d’un relief verdoyant à des steppes désertiques très arides, couvertes par des champs d’éoliennes, sur des kilomètres. Nous traversons également avec étonnement quelques petites villes, totalement laissées à l’abandon, avec des buildings inachevés et des habitations délabrées grisées par le temps, comme s’il avait fallu quitter les lieux rapidement. Nous nous demandons si cela n’est pas le fait des fameuses « expulsions – relocalisations » entreprises par le gouvernement chinois pour organiser l’espace urbain à sa manière, et si cela n’est pas en lien avec la région du Xinjiang, vers laquelle nous nous dirigeons.
Le Xinjiang est l’une des 5 provinces autonomes de Chine, au même titre que le Tibet ou la Mongolie intérieure. Censées disposer de davantage de souveraineté que les autres provinces, elles sont caractérisées par le fait qu’une part importante de leur population appartient à une minorité ethnique particulière – pour le Xinjiang, il s’agit des Ouïgours, minorité de religion musulmane. Dans les faits cependant, l’autonomie est bien relative, ces provinces étant perçues comme une menace par l’état chinois, qui y voit des contre-idéologies au communisme ; les spécificités identitaires et culturelles sont alors étouffées, les religions et traditions mises à mal. Nous apprenons à ce titre que l’état opère un processus de dilution des ethnies dans la masse Han (Chinois de tradition), notamment par des déplacements de populations Han vers les provinces en question. Ainsi, nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer, à tort ou à raison, que les habitants des villes fantômes que nous avons croisées sur le trajet se retrouvent aujourd’hui dans l’une de ces provinces… Un Chinois avec qui nous parlerons par la suite appuiera également sur l’idée que relier les provinces autonomes avec le reste de la Chine en termes de transport est un enjeu majeur, pour l’intégration de ces provinces, mais également pour l’alignement des cultures minoritaires à la culture majoritaire chinoise.
Durant le trajet, nous pensons beaucoup à cette perception que nous avons en France d’une Chine totalitaire restreignant les libertés individuelles. De nombreux faits donnent indéniablement raison à cette idée : témoignages choquants de femmes stérilisées ou avortées de force dans le cadre de la politique de l’enfant unique, déplacements forcés de population, interdiction de se regrouper, impossibilité de surfer sur de nombreux espaces internet reliés au « reste du monde » (Google, Facebook, Youtube, Twitter, et même de nombreux sites d’information comme Le Monde), contrôle de l’information… Une part de nous en est bien entendue convaincue, une autre se force à prendre de la distance, essayant à la fois de faire le parallèle avec la situation dans notre pays (nos systèmes démocratiques sont-ils vraiment irréprochables ?) et de comprendre comme cette réalité est perçue par les habitants. Car en effet, depuis notre arrivée en Chine, nous sommes surpris par l’énergie positive dégagée par les Chinois. Notre trajet de 40 heures dans ce train nous semble être à l’image de l’atmosphère telle que nous la percevons jusqu’à présent : les gens se parlent sans cesse, rient, jouent ensemble aux cartes, partagent la nourriture ; ceux qui ont un siège proposent spontanément d’échanger avec ceux qui sont assis dans les rangées. Il règne un véritable esprit de solidarité, de famille, et l’on comprend lorsque l’on est avec eux la véritable signification du terme « corps social »… Et, bien qu’étant les deux seuls Occidentaux du wagon (voire du train), baragouinant quelques mots de la langue, nous nous sentons nous aussi intégrés dans le groupe.
Bilan : nous ressortons fatigués après deux nuits sans sommeil, mais extrêmement enrichis dans notre approche du peuple chinois, et déstabilisés, également. Il nous aurait en effet été impossible de percevoir une partie importante de la culture chinoise sans avoir vécu cette révélatrice expérience du train… Nous sentons déjà que nous ne sortirons par indifférents de notre périple en Chine. Et bien sûr, nous voyons dans ce trajet une mise en bouche de notre aventure transsibérienne qui se profile en Russie.
9 août 2016 at 2:11
ça ne change pas du choix cornélien : nougat mou ou nougat dur?
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