20 000 avant JC. La nuit d’encre lève peu à peu son voile alors que les premières lueurs du Dieu Soleil percent à l’horizon. Des teintes oranges, roses, jaunes, se reflètent sur l’immensité bleue de la robe scintillante et salée du lac Minchin.
Bientôt, la rigueur des ténèbres laissera place à la douce chaleur du matin, rendant ainsi vie à l’altiplano andin ; une vie miraculeuse qui a éclos, on ne sait trop comment, à plus de 4000 mètres d’altitude, en s’accommodant de la colère des volcans, de la dure froideur des nuits, comme de la sécheresse des journées. La nature a trouvé l’équilibre qui lui convient ; les coraux fleurissent sous la surface du majestueux Minchin, cohabitant avec algues et poissons. Sur les îles montagneuses qui essaiment à de nombreux endroits, et au sommet desquels des glaciers semblent frôler le ciel, des lamas, des pumas, des cerfs et des lynx évoluent entre les forêts et les arbustes andins…
10 avril 2016. Le lac Minchin n’est plus. Sur les quelques 50 000 km² que recouvrait jadis le plus grand lac d’altitude du monde, il ne subsiste aujourd’hui plus que des territoires désertiques. Les plus vastes étendues de sel de la planète. Et la sécheresse s’étend, implacablement, silencieusement, depuis des millénaires. Elle a même connu de nouveaux développements fin 2015, puisque le Lac Poopo, ultime résidu aquatique de l’ancien lac Minchin, s’est asséché complètement. Ci-gît, le lac Minchin. Et ce n’est que le début…
Le paysage immaculé qui s’offre à nos yeux, en ce matin du 10 avril 2016, est magnifique et désolé. Il est figé comme une statue de marbre froide qui aurait jadis été le corps d’un homme de chair, d’os et de sang. Figé comme un monde mort. Une lune qui n’a même plus de larmes pour pleurer son passé : voilà ce qu’est le lieu que l’on appelle aujourd’hui Salar d’Uyuni.
Et pourtant, comment ne pas s’émerveiller face à ce spectacle grandiose que nous révèlent les vestiges du temps ? Comment ne pas songer à notre petitesse devant un tel océan de beauté ? Le regard plongé dans le lointain lumineux du Salar, nous nous sentons soudain aspirés dans le tourbillon des millénaires. Le décor autour de nous se désintègre pour laisser se dérouler l’Histoire de Minchin, puis l’Histoire de la Terre, en accéléré ; nous vivons, en l’espace d’un battement de cils, la création du monde, les cataclysmes qui ont fait les montagnes, l’apparition de la vie dans les océans, la première forme d’espèce animale, les dinosaures, les ères glaciaires. Puis, tout récemment, la naissance du sapiens, puis son redressement sur ses pattes arrières, pour en faire un Homme.
De retour de ce voyage dans l’espace-temps, nous sommes déboussolés. Avons-nous quitté notre enveloppe charnelle pour vivre une expérience cosmique ? Ou bien avons-nous été victime d’un mirage, phénomène fréquent lorsque les rayons matinaux rencontrent la surface minérale du Salar ? Quoiqu’il en soit, après avoir été témoin de ce processus imaginaire ou non, nous nous rendons compte du caractère éphémère de notre condition humaine face à la grandeur de la Terre et du Cosmos.
Nous retraçons le fil de notre parcours depuis Tupiza jusqu’au Salar d’Uyuni, comme pour reprendre en mains nos existences, tant il est difficile, dans cette immensité, de ne pas s’égarer… Non, le temps ne s’est pas arrêté. Voilà quatre jours que nous sommes partis, avec José, guide et chauffeur d’expérience, Modesta, cuisinière bolivienne, Leanne et Graeme, un couple à l’humour bien anglais. Quatre jours seulement, grands comme des montagnes, où nous avons traversé des paysages multicolores, contemplé des geysers bouillonnants, côtoyé des lamas et découvert une flore inconnue… Une expérience inédite à 5000 mètres d’altitude, où nos sens, hors de leurs repères, nous ont donné l’impression de parcourir un monde au dessus du monde.
Cette traversée au cœur des Andes nous a fait prendre de la hauteur en ce qu’elle nous a fait nous sentir plus petits. Si petits face à l’histoire géologique. Et en même tant si grands, car le destin du monde est notre propre destin, et chacun de nous a une responsabilité à tenir envers ce Tout qui est aussi nous-même.
17 avril 2016 at 9:30
Magnifique analyse ,philosophique et poétique ! sans blesser ta modestie ,Camille, j’ai immédiatement pensé à Pascal ,qui écrit dans « les Pensées »: « Car enfin, qu’est ce que l’homme dans la Nature? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » Et de la même façon que tu ressens en même temps la grandeur de notre condition humaine, Pascal l’exprime ainsi « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Une vapeur ,une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait ,l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue ,parce qu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »
J’aimeJ’aime