14 septembre 2016. Avec en tête les images vieillies d’interminables parades militaires sur la Place Rouge, nous arrivons à Moscou. Moscou : la Ville du Kremlin, la véritable capitale politique et économique de l’URSS puis de la Fédération de Russie, l’ultime prise de guerre de Napoléon…
La capitale russe
En arrivant de Saint-Pétersbourg par le train, il faut compter plus d’une demi-heure pour traverser les étendues banlieues de Moscou et parvenir finalement à la gare de Leningrad. Ici, comme chez nous, l’humanité champignonne dans les périphéries. Des pavillons fumants dans le crépuscule gris et humide aux barres d’un béton lisse et froid, nous avons fendu la ville comme une pomme en son milieu. Une pomme de tout même 12 millions d’âmes ! Une seule moitié de Moscou compte plus d’habitants que tout Saint-Pétersbourg. Et cela se remarque immédiatement.
Il suffit, pour s’en rendre compte, de descendre, par un escalator, pour une plongée dans le ventre de la ville, l’antre du métro, ce temple du peuple moscovite initié sous Staline. Entre les colonnades, les dédales de pierre où résonne déjà le rugissement des trains, on se fraie un chemin, parmi la foule électrique. Au sortir de leur bureau, les Moscovites avancent d’un pas rapide, avec un œil sur leur montre ou leur téléphone. On se bouscule presque. On joue des coudes.
On se fait emporter par un de ces métros pleins phares, qui raille les tunnels noirs comme on se rit de la mort. À l’autre bout du tunnel, nous attend Tonya, amie de Camille, qui nous accueillera ici pour quelques jours. Russe, Tonya a grandi dans le nord de la Sibérie. Si elle vit aujourd’hui à Moscou, sa famille est d’origine ukrainienne. En quelques minutes d’échanges avec elle, nous réalisons quelque chose de capital, qui nous avait jusqu’alors échappé à Saint-Pétersbourg : la Russie est un pays hétéroclite, constitué d’une multitude de peuples, de cultures, et d’ethnies. Si 80% des habitants de la Fédération de Russie appartiennent à l’ethnie russe, on compte, au total, près de 180 nationalités et groupes ethniques d’un bout à l’autre du pays.
Multiculturelle, la Russie est également multiconfessionnelle. Aux 115 millions de chrétiens orthodoxes du pays s’ajoutent 10 millions de musulmans sunnites (principalement Tatars, Bachkirs, Tchétchènes). Mais ce n’est pas tout. L’ancien empire des Tsars comporte une petite proportion de Catholiques (2%), de Juifs, de Baptistes protestants, de Bouddhistes (en Bouriatie, en République de Touva, en Kalmoukie), et même des adeptes de diverses formes de paganisme.
Tonya, ukrainienne, et Ilyas, tatare, forment un couple à l’image de l’impressionnante diversité de la Russie. D’emblée, Tonya nous prévient : « À Saint-Pétersbourg, vous avez vu l’Europe. L’image de la Russie que Pierre a voulu donner aux rois européens. Ici, à Moscou, c’est vraiment la Russie. »
Cette impression nous saisit, alors même que l’on découvre, du haut du seizième étage de son immeuble, une vue imprenable sur toute la ville qui s’endort. C’en est fini de cette impression d’Europe du nord, de Scandinavie ou d’Allemagne, que nous avions jusqu’alors, à Saint-Pétersbourg. Moscou regarde aussi vers l’Asie. Elle semble embrasser le monde entier, comme une autre Amérique.
Une histoire pavée de rouge
Si les façades de Moscou ne sont pas toutes aussi anciennes qu’à Saint-Pétersbourg, nous avons rendez-vous avec l’histoire. Et cela commence dans ce métro qui nous emmène vers la Place Rouge. Au-delà de cette image du « plus beau métro du monde », nous songeons un instant à ce que sa construction, initiée par des prisonniers de l’ère stalinienne, a coûté en souffrances. En vies. À ce que chaque pierre ajustée renferme de sueur, de larmes, de sentiment d’accomplissement, de sang. Ce sacrifice de quelques-uns eut, cependant, un mérite double : donner au peuple son palais quotidien (c’était l’objectif affiché par Staline) ; et, surtout, il permit d’abriter les Moscovites des bombardements durant la deuxième guerre mondiale, à l’hiver 1941-1942, lorsque les Allemands se trouvaient tout juste à une dizaine de kilomètres des limites de la ville qu’ils n’atteignirent jamais.
La Place Rouge déroule ses pavés gris, immense, sous les remparts couleur brique du Kremlin, du Musée d’Histoire jusqu’aux coupoles flamboyantes de Saint-Basile le Bienheureux. Le Mausolée de Lénine est fermé. Vladimir Ilitch n’apparaît qu’épisodiquement, dans son cercueil de verre, face au Goum (l’ancien magasin principal universel) où l’on se presse aujourd’hui pour acheter du Prada, du Chanel, du Gucci… En ces temps de rentrée, il y a foule. Et la ville est en fête. On se croirait en plein marché de Noël.
Baignant dans l’écho d’un lointain chant orthodoxe, dans ce lieu autant chargé d’histoire et qui fut si longtemps un symbole du bloc soviétique, on tourbillonne. Combien de fois les dirigeants de l’URSS sont-ils montés à la poupe du Mausolée ? Combien de millions d’hommes en arme, de missiles, de chars, de citoyens venus des confins du plus grand empire de l’histoire de l’humanité, ont, avant nous, foulé ces pavés ? Combien de tremblements, de bouleversements, d’ivresse et de déchéances ont pu converger en ces lieux ?
Enserré dans son écrin, le Kremlin se dresse toujours, fièrement, comme une forteresse immortelle. Sous ses dômes dorés bouffants, sommeillent les premiers Princes de Moscou. Les prédécesseurs des Tsars, et quelques uns de ces derniers, parmi lesquels Ivan le Terrible. D’une certaine façon, c’est ici qu’a commencé la Russie. La Russie éternelle. Celle que 1812 faillit faire voler en éclats.
C’était il y a deux-cents quatre ans, jour pour jour. Napoléon entrait comme nous, par cette même porte du Kremlin donnant sur la Place Rouge, à la tête d’une armée de 450 000 hommes. En prenant Moscou, il croyait mettre le tsar, Alexandre Ier, à genou. En pénétrant dans cette enceinte, il défiait, non seulement le Tsar, mais toute cette suite de morts, de sang et de passion, qui avaient forgé la Russie. En perturbant le repos de ceux qui avaient contribué à forger l’âme russe, en méprisant la puissance des icônes saintes des cathédrales du Kremlin, Napoléon venait, peut-être, d’ouvrir une boîte de Pandore, sans même s’en rendre compte. Car, tandis que la Grande Armée s’enivrait de la splendeur extraordinaire de cette troisième Rome, et que Napoléon déambulait, dans le Kremlin, égaré entre deux visions mégalomanes, un brasier couvait qui s’apprêtait à enflammer l’histoire. À donner au sursaut patriotique de la Russie l’odeur d’un bûcher salvateur. Impitoyablement tourné vers la victoire finale, vers le salut de sa patrie, Alexandre Ier venait de donner l’ordre de faire incendier la ville de toutes parts. Ordre que le Gouverneur de la ville, Fédor Rostopchine, s’empressa vraisemblablement de mettre à exécution, aidé des forçats qu’il venait de faire libérer dans les diverses prisons de la ville. Encerclé dans Moscou en flammes, Napoléon n’en crut pas ses yeux, et faillit bien ne pas sortir vivant de ce piège de feu dans lequel se consuma une grande partie de Moscou, et même des tours du Kremlin.
Nous nous demandons, aujourd’hui encore, comment une telle immensité a pu partir en fumée… Napoléon venait de comprendre, à ses dépens, ce que c’était que l’âme russe. Que s’il est une règle d’airain qui prévaut dans l’histoire de la Russie, c’est que la fin justifie les moyens, quand il s’agit de survivre. Que dans la geste des tsars, le grandiose, nourri de fierté, est à la mesure des périls et dépasse l’imagination. Que le peuple est résolu, quand il le faut, aux plus immenses sacrifices.
Des sacrifices, le peuple russe en a fait encore depuis, jusqu’à nos jours. En témoigne la flamme éternelle, veillée par des soldats en armes, de l’autre côté du Kremlin, dans le Jardin Alexandrovski, en hommage aux morts de l’Armée Rouge durant l’ultime guerre mondiale. Le tribut payé par le peuple russe, civils et militaires, en cinq ans, de 1941 à 1945 ? Plus de 23 millions de morts. Et combien de souffrances silencieuses, sans la moindre flamme ? En témoignent les victimes du stalinisme. Du terrorisme de la conscience…
Un hymne à la vie
Dans cette ville où l’on sait que, hélas, bien souvent, les cadavres pavent la route de l’histoire, la vie semble paradoxalement empreinte d’une toute autre intensité. De passion. De panache. D’un souffle romanesque. Et la demi-mesure passerait volontiers pour un manque de correction vulgaire.
Non loin de la galerie Tretyakov, où les toiles de mains maîtres russes nous laissent pantois, des hussards du Tsar Alexandre Ier montent la garde, impassibles. Gare à qui voudrait s’y frotter.
Ils reconstituent, avec plaisir, la « Guerre patriotique de 1812 » contre Napoléon, ciment de l’unité russe, qui se solda par la libération de leur pays, et, pour la Grande armée, par la dramatique retraite de Russie. Sous les yeux de ces guerriers ressuscités de l’au-delà, des Moscovites du troisième âge dansent en pleine rue, des sourires jusqu’aux yeux. Ils virevoltent comme des jeunots dans un bal populaire, au son d’une chanson pop russe des années 2000 à la chorégraphie revisitée par de jeunes lycéennes. Cette scène cocasse semble tout droit sortie d’un rêve. Mais nous nous pinçons mutuellement. Non, nous ne dormons pas. Ici, la joie n’est pas honteuse. Contrairement à l’abattement. L’entrain se partage et se transmet comme une force collective irrépressible.
En ces jours de fête de Moscou, nous en avons une nouvelle démonstration, en parcourant le Parc Gorki. Celui-ci bouillonne d’artistes amateurs et chevronnés, avides de partager quelques instants de féerie, de bonheur, avec les passants. Théâtre, chant polyphonique, musique instrumentale, concert de rock, gymnastique, prestidigitation, arts du crique, mime, ateliers en tous genres… La créativité populaire est à l’honneur, et le public est réceptif. Le plaisir n’est pas dans la critique ou dans une ironie maquillée de « blasitude », mais dans des applaudissements bon enfant, dans les encouragements vifs – et parfois même, les fleurs – lancés à la volée aux artistes par les spectateurs. Cette magie nous emporte, nous aussi. Et nous sourions, en frémissant de cette joie pure et simple.
Cette esthétique de la vie trouve-t-elle expression plus accomplie que dans le ballet russe ? Nous avons la chance, grâce à Tonya, d’aller assister à une représentation extraordinaire au titre éloquent : « Les hommes et les femmes ». Sur des chefs d’oeuvre de Tchaïkovsky, les dix danseurs – cinq femmes et cinq hommes – rivalisent de virtuosité et de grâce. Leur corps devient l’expression parfaite et sublimée des passions et des tourments de l’amour. Leurs prouesses physiques de force, de souplesse, et de dextérité se couplent d’une maîtrise sans faute. En magnifiant avec une insolente aisance le plus petit geste, en jouant parfaitement des sentiments exprimés jusqu’au moindre trait du visage, les ballettistes nous donnent l’impression que notre vie est cette danse elle-même. Que notre vie elle-même aspire à la beauté, à l’intensité, et à l’amour.
Ce spectacle sonne comme l’apothéose de notre séjour moscovite, et déjà, il nous faut dire au revoir à Tonya et Ilyas, qui nous ont si bien accueillis. C’est en reconsidérant nos actes de chaque instant, et en mesurant plus fortement que jamais la chance que nous avons de vivre ces pérégrinations, que nous nous apprêtons à monter à bord du Transsibérien. Qu’il soit donc pour nous l’occasion d’une célébration de la vie même !
21 octobre 2016 at 5:26
Bravo pour ce récit passionnant qui donne envie de prendre le premier avion pour Moscou!
J’aimeJ’aime