28 mars 2016 (suite) – En sortant de la voiture, nous saluons Bety. Cela fait 25 ans qu’elle vit ici. Elle est le pilier de la Fondation Lucia dans le quartier. Elle nous présente le bâtiment qui a été conçu pour les besoins de la cause, par les généreuses énergies du quartier. Dans le jardinet, poussent des fleurs, des plantes, des arbustes, que les enfants du quartier ont plantés. Ils croissent.
Au départ, il n’y avait rien de tout ça. Aujourd’hui, dans le local qu’elle nous présente, Bety donne des cours de couture, d’art, de coloriage et de peinture. Les enfants du quartier apprennent à lire et à compter.
Par l’art, la culture des plantes, on espère leur inculquer le respect de la vie. À commencer par celui de leur propre existence. On leur enseigne la beauté qui peut jaillir des mains de l’homme. On donne aux mères des informations sur l’alimentation. Car ici, la malnutrition des enfants fait des ravages.
Cet îlot de paix, ce rayon d’espérance n’échappe pas aux difficultés, aux périls du monde. Jamais il n’y a prétendu. Il les affronte quotidiennement. La violence. La peur.
L’incompréhension. Par sa vie ici et sa dévotion, Bety, gardienne du temple, fait figure de Vestale. Elle incarne le défi de la Fondation Lucia. Et le combat de cette dernière fait chair avec la propre existence de Bety. Elle déplore la détérioration de la situation dans le quartier, avec des trémolos dans la voix. Et des larmes aux yeux en pensant sans doute à tout ce qu’elle garde pour elle de dur à vivre. Tout ce à quoi elle fait face quotidiennement.
Mais elle a fait le choix de donner sa vie pour cette cause qui, pour elle, est au-dessus de tout. Pas question d’abandonner. Ici, la crise économique laisse de profondes cicatrices et les défis sont immenses.
« Et le Gouvernement ? » demandons-nous, naïvement.
Les trois femmes en face de nous s’esclaffent, brisant la gravite de l’instant. Cela veut dire ce que cela veut dire… Cela fait bien longtemps qu’ici, nul n’attend plus que son salut vienne d’en haut. Le changement, ou cambio, se fait par ceux qui, comme Bety, Mery et Ana, ont décidé, envers et contre tout, d’embrasser la cause des humbles.
C’est plein de cette conviction perturbante que nous disons au revoir a Bety. À la lumière de son expérience, nos faiblesses, nos incohérences et nos renoncements lâches face à l’injustice nous apparaissent comme une offense. Une faute. Une outrance. Ainsi en va-t-il aussi de notre goût démesuré du confort. De notre accoutumance au bien-être matériel, à ce luxe qui nous détourne, bien souvent, de la quête d’une sérénité intérieure. De notre ignorance de la souffrance vécue par autrui. De notre indifférence face aux maux qui rongent nos propres sociétés. De notre inaction complice, si souvent.
Nous avons tant d’admiration pour l’abnégation de Bety, et si peu de mots pour le lui dire. Nous lui sourions. Elle nous offre à chacun une serviette et un gant de toilette réalisé par les mères du quartier au cours d’un atelier. Elle parle peu. Elle est de ceux qui ne se vantent pas. Elle voit tout ce qui reste a faire… Tout ce qui manque. Comme si elle portait le poids de toutes les souffrances de ce quartier. À nouveau, son regard se lève. La nuit enveloppe le ciel.
« Maintenant, il faut partir… » se contente-t-elle de dire.
Rester davantage dans le quartier nous est impossible. Elle s’en vient avec son lot de dangers. Nous montons donc dans la voiture de Mery, qui verrouille les portes. La voiture redémarre. Nous nous en repartons, immergés dans nos pensées, tandis que défile à nouveau sous nos yeux ce monde dans lequel nous n’avons passé que deux heures. Ce monde dont certains ne sont jamais sortis et ne sortiront jamais. Ce monde dans lequel s’usent tant d’existences, et dans lequel la Fondation Lucia (et Bety) déploient tant d’énergie au service de la vie. Ce monde oublié, et inconnu. Qui doit être semblable à tant d’autres que nous ignorons. Ce monde dont nous voulons imprégner nos sens à jamais pour ne pas l’oublier. Retenir jusqu’à la puanteur de charogne qui volait dans l’air à notre arrivée.
Nous ne voulons pas oublier.
Nous ne devons pas.
Mery appuie sur l’accélérateur, suit un bus déshérité du service public. Elle redoute d’avoir à s’arrêter. De se retrouver seule à une intersection. Mais le pont, frontière entre les deux mondes, est franchi. Elle pousse un « ouf » de soulagement.
Mais pas le temps de souffler. Pour poursuivre la réflexion, nous avons rendez-vous, ce soir-même, avec les tenants d’une économie peu orthodoxe, née dans les favelas du Brésil, dans cette « couronne d’épines » de Sao Paolo, en réponse a la misère extrême vécue par de nombreuses familles. Ces révolutionnaires, entrepreneurs, étudiants, travailleurs que nous rencontrons, proposent un nouveau paradigme conciliant la liberté d’entreprendre a la réduction des inégalités…
Pour plus d’informations sur cette entrevue, rendez-vous sur notre article : « L’économie de communion, une alternative fraternelle«
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